Une nuit peu ordinaire
J’écoutais hier un podcast consacré au 13 novembre, aux voix tremblantes des rescapés du Bataclan, à leurs souvenirs précis, hachés, parfois héroïques, parfois simplement humains. Et, comme souvent lorsque l’émotion frappe à la porte du cœur, mon cerveau — ce grand archiviste farfelu — a jugé bon d’aller fouiller dans une boîte que j’aurais préféré laisser au grenier : l’un de mes vieux chocs, soigneusement roulé dans 25 ans de poussière.
C’était l’époque où je vivais dans mon camion.
Photographe libre, version nomade, un peu sauvage, un peu poète aussi — enfin, c’est ce que je me racontais. J’avais posé mes roues sur une piste de karting perdue entre une rivière, un bois et une autoroute. Une géographie parfaite pour méditer sur la solitude… ou pour tourner un remake à petit budget de Survivor.
Mes voisins les plus fidèles ?
Une confrérie de corbeaux, noirs comme un mauvais présage et d’un flegme déconcertant. Ils me dévisageaient chaque matin avec la même intensité que la Mort regarde un type en lui disant : « Pas aujourd’hui… mais surveille-toi quand même. »
Le décor étant planté, voici l’histoire.
Vivre seule, surtout la nuit, forge un instinct animal : un sommeil d’un œil, l’autre tendu comme une antenne. Lorsque, vers six heures du matin, un vrombissement de moteur déchira l’air glacé, mon antenne interne bondit si haut qu’elle a dû rayer le plafond.
J’ouvre le lanterneau avec la lenteur d’une espionne de série B… et j’aperçois trois voitures longeant la clôture côté bois.
Trois voitures = beaucoup trop de monde pour un petit matin sans café.
Elles s’immobilisent devant le grillage. Puis des silhouettes, multiples, mouvantes. Et soudain, le crépitement caractéristique du métal qu’on découpe, suivi d’une pluie d’étincelles.
Un coffre-fort ?
Une intrusion ?
Un feu d’artifice clandestin ?
À ce stade-là, j’étais prête à tout envisager — sauf à sortir la tête de mon terrier.
Je restais donc plantée là, en mode périscope, à compter les jambes qui couraient. Et il y en avait de plus en plus.
La peur, cette perfide, s’est alors glissée en moi avec une assurance déconcertante.
« Je dois agir ! Question de survie ! »
Pourquoi cette idée a jailli ? Mystère insondable, même après deux décennies de réflexion intense (ou pas).
En une minute, je redeviens femme d’action — ou du moins je fais de mon mieux.
Je referme mon « mirador », saute de ma capucine, m’habille à la vitesse d’un pompier, attrape mon fusil à pompe (ne cherchez pas, c’est une autre histoire), et me faufile dehors par la porte opposée aux visiteurs.
Avec toute la minutie qui me caractérise, je referme délicatement la porte — on peut être paniquée et bien élevée.
Me voilà à ramper sous les toits des stands, tapie derrière les énormes bidons d’huile (alias les poubelles de luxe).
Je me surprends à penser : « Si l’un d’eux approche, je le pulvérise. »
Mon cerveau, lui, ne m’offrait qu’un mantra :
Action – réaction.
Sans me préciser laquelle choisir.
La neige lourde tombait sur la tôle, étouffant tous les sons. Un décor parfait pour une scène d’angoisse, mais franchement pas pour surveiller ses arrières. Je replie donc ma bravoure et file vers le camion.
Les silhouettes, elles, s’affairaient toujours, comme si un congrès clandestin du “Comité du Grillage Découpé” battait son plein. Je les imaginais déjà prêts à m’utiliser comme charcuterie locale.
Pourtant, un certain courage — disons, une adrénaline optimiste — me pousse à débrancher mon camion, à allumer toutes les lumières des stands (« Même pas peur, les gars ! »), puis à bondir au volant.
Je place l’Iveco en position de bélier pour défoncer la grille d’accès au besoin.
Bon… l’Iveco 35 Super Daily n’avait ni la puissance ni l’ambition pour une telle carrière.
Mais il faut parfois laisser un peu de place à l’espoir naïf.
Alors que le jour étire ses premiers traits, j’observe enfin mieux : ils sont nombreux, oui… mais aucun ne vient vers moi.
Mon corps, lui, choisit précisément ce moment pour se figer.
Je deviens un tronc d’arbre tremblant. Impossible de bouger. Plus rien ne répond.
J’appelle le propriétaire.
Le langage humain n’était plus disponible dans mon système.
Il a compris l’essentiel :
« J’appelle la gendarmerie.
J’arrive. »
Bien. Vite. Merci.
Après une éternité, les gyrophares percent enfin la pâleur du matin. Sirènes, lumière bleue, agitation.
Les mystérieux visiteurs disparaissent immédiatement dans le bois, sans demander leur reste.
Je descends du camion.
Résultat des courses : ils étaient simplement venus vandaliser la piste pour une sombre histoire de conflit interne entre associés.
Rien à voir avec moi.
Rien de personnel.
Personne n’avait prévu de transformer mon existence en thriller.
J’ai passé le reste de la journée à la gendarmerie, secouée, tremblante, incapable d’atterrir. Ils m’ont gardée jusqu’à ce que je retrouve un aspect vaguement normal.
Peut-être les avais-je, moi, un peu inquiétés.
Ce que j’ai retenu de cette nuit si singulière :
la peur nous transforme en êtres prodigieusement efficaces dans l’action… et incroyablement vulnérables dans l’attente.
C’était il y a vingt-cinq ans.
Je n’ai rien gardé de cette vie nomade — juste les histoires… et quelques plumes de corbeaux qui, j’en suis sûre, ne m’ont jamais vraiment oubliée.