J’ai tué frédérique

par Frédérique Japhet | Nov 25, 2025 | Nouvelles

Cette nuit, j’ai tué Frédérique
Il y a des passages dans la vie qu’il vaut mieux ne pas traverser en somnambule. Celui-ci, par exemple, méritait que je garde les yeux grands ouverts.
Dès ma seconde zéro, avant même que je sache que j’en avais une, ma vie s’annonçait comme une course d’obstacles — sans le protocole d’échauffement. À peine ma tête avait-elle franchi la sortie de secours que les ennuis ont rappliqué, essoufflés mais déterminés.
Je suis née dans un chaos aquatique non homologué : un liquide indéterminé a décidé de s’inviter dans mes poumons, m’empêchant de profiter tranquillement de ma première bouffée d’air frais.
Pour régler ça, on m’a donc suspendue par les pieds — littéralement — et j’ai reçu ma première fessée, administrée par le tout premier homme de ma vie.
Voilà. Coquine dès la naissance, la Fred : à peine arrivée, déjà punie.
Fallait-il y voir un signe ? Un présage de ce que serait ma relation avec la gent masculine ? Un message codé façon : « Bienvenue, ma grande, ça va taper souvent » ?
Ou juste une mauvaise blague du destin ?
On hésite.
Quoi qu’il en soit, mon père, lui, a pris le relais du premier avec une rigueur remarquable.
Pendant les onze années qui ont suivi ce baptême peu conventionnel, il n’a cessé de me rappeler — avec un talent pédagogique douteux — que ma présence n’était pas souhaitée dans son univers domestique. Un poète incompris, sans doute.
Alors oui, vous me direz : « Le premier t’a sauvée ».
Certes. Mais dans mon esprit d’enfant, je voyais surtout que j’entrais dans le jeu de la vie avec un paquet de cartes déjà pliées dans les coins. Rien d’impossible, bien sûr… mais disons que je n’étais pas favorite au classement.
J’ai donc dû me construire face à un homme qui maniait le mépris avec l’élégance d’un chef étoilé préparant son plat signature. Un homme qui tirait un plaisir soutenu — presque artisanal — à me faire douter de moi.
À force, je me suis distordue. Comme une photo laissée trop longtemps au soleil : l’image était encore là, mais quelque chose clochait.
J’ai développé une « distorsion du raisonnement émotionnel ». Oui, c’est le terme technique.
Une merveille.
Un gadget psychique absolument inutile mais livré d’office, comme les piles dans les jouets pour enfants.
Inutile de dérouler tout le fil jusqu’à ce matin : disons que j’ai accumulé les situations où mes émotions jouaient à saute-mouton sur mes nerfs, et où je finissais en larmes, dégoulinante et perplexe, comme après une mauvaise comédie romantique.
Mais ce matin, quelque chose a basculé.
Un déclic, un clic sec, presque propre.
J’ai décidé de casser ce schéma.
Pas en cassant des meubles, non : en cassant Frédérique.
Pas la chair, pas la peau, pas la femme debout — mais le vieux personnage accroché à moi comme un pull qui gratte.
Cette Frédérique-là : celle programmée pour plier, pour se taire, pour encaisser. Celle qui confondait l’amour avec l’absence de gifles.
Celle-là, oui : cette nuit, je l’ai tuée.
Comment ?
Simplement.
En restant concentrée.
En restant connectée.
En revenant à moi — la vraie, pas la version réglée à mes dépens dès ma minute une.
Il paraît qu’on ne naît pas totalement, qu’il faut parfois recommencer plus tard.
Eh bien voilà : cette nuit, j’ai recommencé.
Et cette fois, personne ne m’a suspendue par les pieds.
Frédérique Japhet

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